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« Monsieur Nash ? C’est encore monsieur Gault », dit la secrétaire de David.

L’avocat éprouva une bouffée de peur, puis de colère.

« Répondez-lui que je suis en conférence.

— Il dit qu’il va venir ici et créer un scandale si vous refusez de prendre la communication.

— Et merde, bougonna David en regardant par la fenêtre. Bon, d’accord, passez-le-moi.

— Hé, mon vieux, s’écria Gault dès que David eut pris le téléphone, figurez-vous que j’ai besoin de vous.

— Ecoutez, Tom, que tout ceci soit bien clair. Je ne veux plus jamais avoir affaire à vous. Ni maintenant ni plus tard.

— Hé, ce n’est pas la peine d’être si hostile.

— Ecoutez…

— Non, c’est vous qui allez écouter. » On ne pouvait se tromper sur le ton avec lequel l’écrivain venait de lui couper la parole. « Si vous raccrochez, je risque d’appeler l’Oregonian pour leur parler d’une histoire intéressante qui concerne une certaine Jennifer Stafford – vous voyez ce que je veux dire ? »

David eut un instant le souffle coupé.

« Très bien. Que voulez-vous ?

— Rien qu’un conseil. Si l’on déjeunait ensemble ? C’est moi qui régale. »

Gault avait choisi un petit restaurant français du nord-ouest de Portland. La clientèle était composée d’un groupe de femmes âgées installées autour d’une table ronde, de plusieurs hommes d’affaires qui feraient passer l’addition en note de frais et de quelques jeunes couples d’amoureux. Le maître d’hôtel conduisit David jusqu’à une table où Gault l’accueillit avec un sourire décontracté.

« Un peu de riesling ? proposa Gault, prenant une élégante bouteille de vin d’Alsace dans le seau placé à côté de la table.

— Ne tournez pas autour du pot, Tom. Je suis fatigué de ce petit jeu.

— Ah ? Ce n’était pas mon impression. Néanmoins, je suis d’accord. Voilà de quoi il s’agit. Je travaille sur un nouveau livre, mais j’ai un problème avec la fin. J’ai pensé que vous pourriez m’aider. C’est l’histoire d’un écrivain, de quelqu’un comme moi, si vous voulez. Et voilà que lui, qui ne s’occupe que de ses affaires, éprouve l’étrange impression d’être suivi. Et effectivement, il l’est.

« Sur le coup, l’écrivain pense que c’est juste un lecteur fana de ses livres, mais le type ne l’approche jamais. L’écrivain commence à devenir nerveux et il lui tend donc un petit piège. » Gault s’interrompit pour évaluer la réaction de David. « Ce doit être une sacrée bonne intrigue, reprit-il, je vois que vous êtes déjà assis sur le bord de votre chaise. Bon, où en étais-je ? Ah oui ! le piège. L’écrivain connaît bien entendu le vieux proverbe : la curiosité est un vilain défaut et imagine de piquer la curiosité de l’autre. Tous les soirs, il se rend dans coin perdu, désert, et se livre à d’étranges activités avec l’espoir que le mystérieux personnage le suivra à l’intérieur, où il fait bon et où l’on est tranquille ; comme ça, l’écrivain pourra lui poser quelques questions sans risquer d’être dérangé.

« Au bout de la troisième nuit, notre petit minou mord à l’appât. Et devinez ce qui arrive ensuite ? »

David restait paralysé, incapable de parler.

« Aucune idée ? Voyez-vous, l’écrivain tient beaucoup à sa vie privée et n’apprécie absolument pas qu’un quidam la viole. Savez-vous ce que fait mon personnage à l’intrus ? »

Sur cette question, Gault sourit. David était blanc comme un linge.

« Dans mon histoire, l’écrivain torture ce type, lequel répond à toutes les questions qui lui sont posées. C’est une scène d’une rare violence. Le sang qui gicle partout, les os qui craquent… Je vais peut-être devoir l’atténuer un peu avant de soumettre le manuscrit à mon éditrice. Elle n’a pas l’estomac bien solide et je ne suis pas sûr qu’elle supportera le réalisme de ces descriptions. Bref, notre écrivain, qui vient justement d’avoir quelques ennuis avec la justice, aime autant que ce petit incident reste secret. Ces tortures ont eu lieu sur un grand tapis, absolument parfait pour ce qui est d’absorber le sang. L’écrivain roule le corps dans le tapis, nettoie les saletés, et ne laisse pas le moindre indice derrière lui pour les limiers de la police. C’est à ce stade que ça coince. Que se passe-t-il ensuite ? Ma vie en dépendrait-elle, je n’arrive pas à l’imaginer.

« Mon personnage connaît l’identité de l’ignoble froussard qui a engagé la victime. Je me dis que l’écrivain pourrait venir l’affronter, mais je ne sais pas… cela fait tellement convenu, alors que les critiques m’ont toujours couvert de louanges pour mon originalité… (Gault haussa les épaules.) Je dois admettre que je sèche. C’est pourquoi j’ai fait appel à vous. Vous possédez une imagination fertile. Je me suis dit que vous trouveriez peut-être quelque chose. »

David se leva si vivement qu’il renversa sa chaise. Gault le regardait, s’amusant énormément. Le bruit du siège heurtant le sol provoqua un silence soudain dans le restaurant. Tout le monde suivit David des yeux pendant qu’il gagnait la sortie en titubant. Gault renversa la tête en arrière et éclata d’un rire qui poursuivit l’avocat jusque dans la rue.